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09
Gennaio 2013

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Transizione

LA DECROISSANCE EST-ELLE UNE SOLUTION A LA CRISE?

Serge Latouche

 

Nous avons aujourd’hui l’extraordinaire privilège d’assister en direct à rien de moins que l’effondrement de la civilisation occidentale. Nous n’avons pas eu la chance de voir celui des civilisations de l’île de Pâques et des Vikings du Groenland ni celui de l’Empire romain, tous parfaitement décrits dans Collapse[1], le livre culte — par ailleurs très documenté — de l’américain Jared Diamond. Mais nous vivons la chute de l’empire occidentalo-américain, qui ressemble beaucoup à celle de l’Empire romain, à la différence que celle-ci s’est déroulée sur plusieurs siècles alors que «notre» chute finale est prédite pour la période 2030-2070.

 

En août 2007 est apparue – «enfin apparue» disent les vieux marxistes – une crise qui, si elle fut immédiatement classée par nos gouvernants comme étant «financière et américaine», n’a pas manqué de s’aggraver, tout juste un an après. Avec la faillite de Lehman Brothers, l’une des plus grandes banques mondiales, le 16 septembre 2008, il n’était plus possible de cacher que la crise était à la fois mondiale, financière et économique. La situation de crise n’était pas nouvelle. Elle était écologique au moins depuis 1972 avec le premier rapport au Club de Rome, sociale avec la fin du fordisme et la première crise pétrolière en 1973-74, puis dans les années 1980 la contre-révolution néo-libérale de l’époque Reagan-Thatcher — où la société de consommation ne fonctionnait plus que de façon fictive et virtuelle — et enfin culturelle depuis mai1968. Mais nous arrivons aujourd’hui à un moment où toutes ces crises se télescopent pour former une crise anthropologique, voire carrément une crise de civilisation.

 

Face à une crise de cette ampleur, il ne suffit plus d’être économiste; et c’est sur une réflexion de Woody Allen, l’un des plus grands philosophes de notre temps, que je m’appuierai ici. «Nous sommes arrivés à la croisée de deux chemins, l’un porte à la disparition de l’espèce, l’autre au désespoir total. J’espère que l’humanité fera le bon choix», dit-il. Il nous faut prendre cela très au sérieux. La première de ces voies a été celle d’une société de croissance avec croissance, celle des Trente Glorieuses, dont on sait qu’elle va «droit dans le mur» à force de dérèglement climatique, de disparition des espèces, d’épuisement des ressources en énergies fossiles, etc. Une première voie que nous avons sagement, et heureusement, abandonnée depuis août 2007 pour entrer dans la seconde, celle du désespoir; celle d’une société de croissance sans croissance, en crise, en récession. Vaut-il mieux être désespéré que de disparaître? C'est là un beau thème de réflexion pour un sujet de philosophie...

Il est important de parcourir ces deux voies pour comprendre qu’il y en a peut-être une troisième: une voie d’espoir, celle d’un autre monde possible, à savoir celle de la décroissance. Pour comprendre les raisons qui font que cette troisième voie serait possible, commençons par comprendre pourquoi nous semblons coincés dans une impasse entre une société de croissance avec croissance, qui aboutit à la disparition de l’espèce, et le monde désespéré et terrifiant d’une société de croissance sans croissance.

La situation a beau être catastrophique, aucun changement réel n’est en marche. Même les petits toilettages du Grenelle de l’environnement (abandon des pesticides, création d’une taxe carbone) sont passés à la trappe électorale. On en revient au bon logiciel de la croissance pure et dure, de la relance des industries les plus polluantes: automobile, bâtiment, agriculture productiviste. Pour sortir de cette logique, nous avons à faire le parcours inverse: comprendre comment nous y sommes entrés, décoloniser nos imaginaires, dégonfler la bulle spéculative du grand récit triomphaliste de la croissance industrielle occidentale.

Tout commence au xviiie siècle avec les débuts du capitalisme et de l’économie politique, que nous situerons symboliquement à 1776, l’année de parution de l’essai sur la richesse des nations d’Adam Smith[2], fondateur de l’économie politique et référence essentielle des ultralibéraux. Représentative du mouvement des Lumières, de la pensée éclairée du xviiie siècle, l’utopie libérale d’Adam Smith est celle de l’enrichissement de tous par la libération des passions (y compris l’avidité, l’égoïsme et la recherche de l’intérêt les plus sordides). Il affirme que, grâce au merveilleux mécanisme de la «main invisible», le bonheur du plus grand nombre sera assuré. C’est le slogan de la modernité: «le plus grand bonheur pour le plus grand nombre», que les économistes ont modélisé, théorisé dans leur langue sacrée (l’anglais), allant jusqu’à devenir poètes à force de métaphores, sous le nom de trickle down effect.

La métaphore la plus usitée est celle de la marée: quand la mer monte, tous les bateaux montent, les gros comme les petits. Quand il y a croissance, tout le monde en profite: les riches s’enrichissent, mais les pauvres aussi, un peu… Les pays riches deviennent encore plus riches et développés, et les pays pauvres se développent et s’enrichissent aussi, un peu... C'est le grand mythe occidental de l’économie, de la croissance et du développement.

Mais au xviiie siècle, à l’heure où le capitalisme commence à se mettre en place, ce n’est encore qu’un mythe. La réalité n’a rien à voir. Certes la bourgeoisie anglaise s’enrichit (beaucoup), mais les peuples anglais, européens sont prolétarisés. Les paysans sont chassés de leurs terres et viennent s’agglutiner dans les banlieues insalubres de Liverpool ou Manchester. Les artisans sont ruinés, constituant un immense prolétariat de chômeurs, de clochards, de mendiants, de SDF, de travailleurs immigrés.

Les témoignages ne manquent pas, qui dénoncent l’effroyable misère des débuts de l’industrialisation ignorée par le schéma évolutionniste de la croissance illimitée, nous avons ceux de Dickens, Marx et Engels. Marx évoquait ainsi les tisserands indiens condamnés par le capitalisme, et dont les ossements (et ceux de leurs immenses familles) blanchissaient les plaines du Gange! Pendant un siècle, le songe d’Adam Smith a été un véritable cauchemar. Mais il arrive que les utopies prennent corps: après un siècle, le système capitaliste s’est transformé grâce à la voie thermo-industrielle, basée sur les machines à feu comme la machine à vapeur qui permettent l’utilisation des énergies fossiles.

 

L’extraordinaire puissance de la machine à vapeur (qui fonctionne au charbon) permet une démultiplication de l’effort et une augmentation importante de la production vers 1850. Marx écrit alors que le capitalisme s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. Or, ces marchandises ne pouvant être toutes consommées, le système connaît tous les dix ans une effroyable crise de surproduction. Des millions de personnes sont licenciées, plus brutalement encore qu’aujourd’hui; puis c’est la reprise, et, deux ou trois ans après, le système repart pour une nouvelle décennie de croissance.

 

Il a fallu attendre encore un autre siècle pour que le mythe d’Adam Smith devienne réalité, et ce pour trente ans (1945-1975). L’arme absolue est alors le moteur à explosion et son carburant, le pétrole. Grâce à ces nouvelles mécaniques, chacun dispose d’une énergie équivalant à celle de 50 à 150 esclaves (ce que seuls les Romains les plus riches pouvaient s’offrir). Il faut savoir que trente litres d’essence dans notre moteur équivalent au travail d’un ouvrier pendant cinq ans (pour quelques dizaines d’euros!) C'est absolument fabuleux mais ne peut avoir qu’un temps: nous sommes aujourd’hui arrivés au pic de Hubbert[3].

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La fête est finie depuis 1975, mais le génie financier d’Alan Greenspan, président de la Banque centrale américaine de 1987 à 2006, a réussi à prolonger de 30 ans, dans le virtuel, l’illusion de la croissance. Si l’on note une croissance continue du produit intérieur brut (pib) par habitant aux États-Unis, même au-delà des Trente Glorieuses, ces résultats ne tiennent pas compte de l’élévation des coûts de la croissance: coûts de réparation (soins consécutifs aux effets néfastes des pesticides, engrais, pollution de l’air, etc.) et coûts de compensation (suicides au travail, consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs). Herman Daly a montré, qu’en soustrayant ces coûts (en augmentation depuis 1972) au pnb, l’indicateur de bien-être  qu’il appelle Genuine Progress Indicator, stagne, puis diminue irrésistiblement.

La période des Trente Glorieuses est celle dite de la société de consommation, d’opulence, basée sur la triade «publicité, crédit et obsolescence programmée». La société de consommation n’est pas celle du bien-être et du bonheur, mais celle de la frustration. La publicité nous rend insatisfaits de ce que nous avons: nous sommes amenés à désirer ce que nous n’avons pas et consommons en conséquence. Le crédit nous en donne les moyens, parfois au-delà de toute mesure comme le montrent les crédits ninjna aux États-Unis (No incom, No job, No asset — pas de revenus, pas de travail, pas de patrimoine), qui ont conduit des dizaines de millions d’Américains à s’endetter inconsidérément en achetant des maisons individuelles. La spéculation était telle que la plus-value des maisons ainsi achetées garantissait les remboursements. Mais les économistes ne voulant pas comprendre que les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel, le système s’est écroulé en août 2008. Le redémarrage ne sera cette fois pas de longue durée: la planète ne pourra survivre à une nouvelle phase de forte croissance.

Le crédit a amené à la crise dite des subprimes du nom des crédits de refinancement accordés inconsidérément à des ménages insolvables, mais à des taux usuraires. Ces créances à taux d’intérêt très élevés ont été mélangées à d’autres crédits qui ne sont pas toxiques mais ont des taux d’intérêt faibles, pour former des titres dits produits dérivés très attrayants. Il en aurait été émis pour 600 000 milliards de dollars, soit seize fois le produit de la planète! Et les quelques milliers de milliards de dollars mis à disposition pour sauver les banques ne sont qu’une goutte d’eau, c'est pourquoi il y aura très certainement une nouvelle rechute beaucoup plus grave.

Dernier élément de cette triade: l’obsolescence programmée de tous les produits, en particulier les appareils électroménagers, qu’il est désormais plus cher de réparer que de remplacer. Fabriqués en Chine par des gens sous-payés, ils sont jetés à la moindre panne. C'est ainsi que, chaque mois, 800 bateaux partent des États-Unis bourrés d’ordinateurs au rebut contenant des métaux tantôt précieux, tantôt toxiques — dont l’exploitation a un prix humain excessif (guerres au Congo). Au lieu d’être recyclés ces métaux qui viendront prochainement à manquer vont polluer les nappes phréatiques et engendrer des cancers chez les enfants au Nigéria, et au Ghana où ils sont déchargés sauvagement.

Nous sommes pris dans une forme de totalitarisme non pas dur comme dans l’Allemagne nazie ou en Union soviétique, mais soft, dont nous sommes tous complices, et qui nous amène tout droit à la sixième extinction des espèces. Cette sixième extinction se distingue de la cinquième qui a eu lieu il y a 65 millions d’années, et a vu la disparition des brontosaures et des dinosaures, par un rythme très accéléré (plusieurs milliers de fois plus rapide que la cinquième avec 150 à 200 espèces qui disparaissent chaque jour) et touche des acteurs fondamentaux de la biodiversité, à l’instar des abeilles qui succombent à l’effet des ondes magnétiques et des pesticides.

Heureusement — c’est une bonne nouvelle —, la crise est là, qui vient ralentir notre consommation de pétrole (et les pollutions qui lui sont associées). Elle nous accorde un délai supplémentaire. «La décroissance, nous y sommes déjà et elle n’est pas drôle», affirmait Pierre-Antoine Delhommais, chroniqueur économiste du journal Le Monde. Or ce qui n’est «pas drôle» — Delhommais aura été victime d’une confusion —, ce n’est pas la décroissance, mais la récession, c’est-à-dire la situation d’une société de croissance sans croissance; situation dont on sait depuis Hannah Arendt qu’elle ne peut engendrer que du chômage, de la pauvreté et des budgets publics exsangues (éducation, santé, culture).

Nous sommes aujourd’hui dans une situation de croissance négative qui, à terme, ne sera gérable que par une dictature. Dans certaines instances, (le club de Bilderberg, par exemple), on pense que, si le niveau de vie des Américains n’est pas négociable, il faudra en venir à réduire sérieusement la taille de l’humanité. Pour maintenir ce niveau de vie sur la Terre dans son état actuel, il faudrait éliminer les 9/10e de l’humanité. Sur les 500 millions de personnes restantes, il faudrait enfin en asservir 490 millions pour permettre aux 10 derniers millions de continuer à rouler en 4x4, de brûler la chandelle par les deux bouts.

Faire fonctionner notre planète malade avec le même logiciel de société de croissance, c’est-à-dire le système capitaliste, ne sera possible qu’avec une nouvelle mutation sous forme d’un éco-totalitarisme, d’un éco-fascisme, dont la science-fiction a parfois donné des visions très réalistes, comme Soleil vert[4].

Fort heureusement — le grand philosophe Woody Allen est sans doute trop américain pour l’envisager —, une autre possibilité existe, une échappatoire est possible: la société de décroissance (à ne pas confondre avec la croissance négative). «La décroissance» en tant que telle est un slogan; une décroissance généralisée serait de fait une absurdité, une aberration masochiste. Notre projet est au contraire de faire croître la joie de vivre[5] au même titre que la qualité de l’eau, de l’air, de la vie animale ou végétale; tout ce que la croissance élimine.

La croissance elle aussi est frappée d’absurdité. Ainsi, si on la prolongeait à un taux de 2% par an pendant 2.000 ans, le produit serait multiplié par 160.000 millions de milliards… C'est la conséquence de ce que mon ami Giorgio Ruffolo, qui fut ministre italien de l’Environnement, appelait joliment «le terrorisme des intérêts composés». Les mathématiques sont terrifiantes, terroristes; et heureusement que la réalité sociale ne leur obéit pas! Refaisons maintenant le calcul avec un taux de croissance infime, quasi-inexistant, de 7/1000e: sur 2.000 ans, le produit serait multiplié par un million — ce qui est déjà délirant —, et il doublerait sur un siècle. La planète ne pourrait pas le supporter. Nous vivons sur une planète limitée de 55 milliards d’hectares, qui ne sont pas tous bio-productifs, et dépassons déjà de 50 % la capacité de régénération de la biosphère: cette situation ne peut pas durer.

Il nous faut sortir de la société de croissance et créer une société de l’a-croissance. Il s’agit de sortir de la religion de la croissance, de devenir des agnostiques de ce progrès illimité, des athées de la religion économique et de l’économie politique, pour retrouver un système soutenable; une société «d’abondance frugale» où les gens, sachant limiter leurs besoins, pourraient les satisfaire largement. «Abondance», parce que nous aurions plus de biens que nécessaire pour satisfaire nos besoins; «frugale», parce que la satisfaction s’obtiendrait non par une fuite en avant dans la consommation mais par l’autolimitation des besoins.

Tout ceci suppose de produire autrement et surtout de partager autrement. Gandhi disait: «La planète est assez grande et assez féconde pour satisfaire les besoins de tous mais elle sera toujours trop petite pour satisfaire l’avidité de quelques-uns». Il nous faut revenir aux fondamentaux du socialisme: partager plus équitablement un gâteau moins toxique.

Il n’y a pas de recette. La «société de décroissance» n’est pas une alternative, un modèle clé en main, un nouvel organisme international composé d’experts; il n’y aura pas de Fonds international des décroissants en remplacement du fmi. La société de décroissance est une matrice d’alternatives; elle ne se fera pas de la même façon au Texas et au Chiapas. Quand sera soulevée la chape de plomb de l’impérialisme économique se rouvrira l’histoire de la diversité culturelle. Car chaque peuple, chaque culture est en droit de trouver sa propre voie pour réaliser une société d’abondance frugale. L’espace est rouvert à la politique, à l’histoire; c’est aux hommes de prendre leur destin en main.

Les Lumières avaient le (très beau) projet d’émanciper l’humanité. Mais une fois tombée dans la trappe de l’économie, la société des hommes fut soumise à la dictature des marchés financiers. La Grèce, à qui l’on doit l’invention de la démocratie, est ainsi condamnée aujourd’hui à passer sous les fourches caudines des escrocs de la Banque centrale européenne. En dépit de leur vote socialiste, les Grecs sont — totale trahison — condamnés à une effroyable austérité. Comme eux, nous sommes tous soumis à la dictature de la main invisible. Alors que, sous l’Ancien Régime, nous pouvions couper la tête au roi, nous ne savons comment nous y prendre avec la Bourse. Comment chasser une main par définition «invisible»?

Le programme de la décroissance vise à nous réapproprier notre destin, à refaire de la politique, à prendre en main notre avenir, en un mot à décider. Que produire? Du nucléaire? Des biotechnologies? Comment produire? A l’heure actuelle, nous ne sommes pas consultés; tout est décidé pour nous, sans nous.

Il n’y a pas de modèle donné pour les projets de construction de sociétés d’abondance frugale, mais tous obéissent à l’impératif de rompre avec la logique de la croissance. Le projet se situe à deux niveaux: celui, d’abord, de la conception, c’est-à-dire l’utopie concrète, la ligne d’horizon, l’objectif fixé, puis, dans un deuxième temps, celui de la réalisation, de la mise en œuvre.

Sur l’utopie concrète de ce que devrait, pourrait être une société de décroissance, nous pouvons donner des indications «en négatif». La réalisation dépend bien sûr du lieu, du contexte: nous sommes condamnés à être très limités, et ce peut être un projet pour un État, une région, une ville ou un quartier. Mais quelle que soit sa localisation, le projet politique est forcément révolutionnaire: il s’agit d’une rupture avec la logique de la société de croissance et sa pesanteur; et sa réalisation est nécessairement réformatrice: elle passe localement par une série de modifications concrètes de certains types de fonctionnement.

Dans les années soixante, mes bons maîtres, économistes, se gargarisaient des «cercles vertueux de la croissance» avec des gains de productivité permettant d’augmenter les profits, les salaires, les impôts. Mais c’était oublier deux grands perdants. La nature d’une part: le dérèglement climatique d’aujourd’hui est le résultat des combustions d’hier (il faut 50 à 70 ans pour que le dioxyde de carbone se dissipe dans la stratosphère); et les pays du Sud d’autre part, qui sont passés de la pauvreté à la misère, et se sont enfoncés dans le sous-développement. Mais j’ai gardé la nostalgie de cette idée de cercles «vertueux» c’est-à-dire d’interactions positives, heureuses, entre différentes actions, différentes étapes.

Comment penser une société de décroissance soutenable, souhaitable? Une société de non-croissance, de sobriété choisie, volontaire et néanmoins joyeuse ou heureuse? Comment la concevoir «en négatif» par rapport à la société de croissance?

Parmi les premiers axes fondamentaux de ce changement de société figure l’ordre des valeurs. La société de croissance repose sur la guerre économique généralisée, l’égoïsme sacré, la recherche du profit maximum, la destruction sans limites de la nature; il faut réintroduire «un peu de douceur dans ce monde de brutes» en y développant la coopération, l’altruisme, le sens de l’humain et le respect de la nature — condamnés à vivre dans la nature, nous devons nous comporter comme des jardiniers, non comme des prédateurs.

 

Et si nous changeons les valeurs, nous serons amenés à changer les concepts avec lesquels est appréhendée la réalité; à «reconsidérer la richesse» comme le dit Patrick Viveret[6], mais aussi la pauvreté qui, bien que longtemps vécue comme vertueuse (sous le nom de «frugalité»), est devenue indigne, transformée par l’économie en misère matérielle et morale. Il nous faut développer d’autres conceptions de la richesse que l’accumulation illimitée, d’autres types de richesses qu’économiques, et remettre en question le couple infernal de la rareté et de l’abondance, fondateur de l’économie.

 

La rareté n’est pas une donnée de la nature, qui est féconde, mais une construction sociale. Monsanto va ainsi jusqu’à «exproprier» la nature, s’approprier l’extraordinaire fécondité des espèces et la transformer en profit en vendant aux paysans des espèces génétiquement modifiées, aux semences non-reproductibles.

 

La rareté commence au xvie siècle avec les «enclosures», c’est-à-dire l’appropriation et la clôture des prés communaux, qui viennent mettre un terme au traditionnel droit de pâturage. Alors que les propriétaires terriens avaient jusque-là obligation de laisser paître le bétail librement dans leurs champs après les récoltes, ils privèrent, en clôturant leurs champs, les plus pauvres (aux éleveurs sans terres) de leurs moyens de survie. Ce mouvement des enclosures fut en Angleterre une véritable catastrophe pour les pauvres, et une aubaine pour les riches qui ne firent que s’enrichir encore plus. L’appropriation du vivant est encore en marche: celle des espèces, du corps humain. La réalisation des profits n’a ni éthique ni limite et c'est pourquoi il est très important de lutter contre les OGM. C'est une autre forme de bataille contre les enclosures.

 (verse le haut)

Remettre en cause les concepts, changer les valeurs équivaut à changer le logiciel, le software. Ce à quoi doit correspondre un changement de l’hardware, en l’occurrence du système et des rapports de production. Il faut produire autre chose autrement, ce qui implique une immense reconversion du système et pose la question de la sortie du capitalisme. Croissance et capitalisme sont synonymes. «Accumuler, accumuler, c’est la loi et les prophètes», a dit Marx. L’accumulation du capital est l’essence du capitalisme, or elle n’est rien d’autre que l’appellation marxiste de la croissance. Et c'est parce que l’Union soviétique n’a pas renoncé à l’accumulation du capital qu’elle n’est jamais vraiment sortie du capitalisme.

Il n’y a pas de recette miracle, et l’idée n’est pas de supprimer la propriété privée des biens de production. L’important est de sortir de l’esprit du capitalisme; de faire une révolution culturelle. Il faut aller dans ce sens, conserver ce cap. Une telle restructuration permettra une redistribution entre le Nord et le Sud et entre les générations des richesses, de l’empreinte écologique, de la terre, du travail.

L’une des formes possibles de cette «révolution» — qui intègre la plupart de ces changements — est la «relocalisation», l’antimondialisation. La mondialisation est un extraordinaire déménagement planétaire: des milliers de camions se croisent ainsi sous le tunnel du Mont-Blanc, les uns transportant de l’eau San Pellegrino vers la France, les autres de l’eau d’Évian vers l’Italie. Pire: on envisage encore le doublement des flux pour 2020 — ce qui ne peut se faire sans détruire des territoires, créer de nouvelles autoroutes, de nouvelles lignes de TGV. C'est le délire absolu avec, à la clé, la destruction de la planète. Pour contrecarrer ce déménagement planétaire, il faut relocaliser. La solution est dans la réintroduction des monnaies locales et la reterritorialisation à la fois de l’économie, de la politique et de la culture. Mais aller à contrecourant de la déterritorialisation accélérée à laquelle nous assistons est un vaste chantier.

Le défi est de réduire l’empreinte écologique, les déchets, les transports, la surconsommation, le gaspillage, la consommation énergétique, la publicité et, surtout, de réduire les horaires de travail. Je m’inscris en faux contre ce slogan qui fit florès en 2007: «travailler plus pour gagner plus». C'est une escroquerie que tous les économistes auraient dû dénoncer. Une augmentation de l’offre de travail dans une société en récession (où la demande de travail stagne, voire diminue) ne peut en effet conduire qu’à un effondrement du prix du travail, à savoir le salaire. Et c’est bien ce à quoi nous avons assisté.

 

Le slogan des décroissants pourrait être: «travailler moins pour gagner plus», mais surtout «travailler moins pour travailler tous», ce qui était le programme (malheureusement abandonné) des socialistes en 1981. Ils ont manqué d’audace: il fallait transformer les gains de productivité en réduction du temps de travail (à quinze ou vingt heures) et non en augmentation de production de gadgets. Nous, décroissants, allons encore plus loin: «travailler moins pour vivre mieux» c’est-à-dire retrouver les dimensions écrasées de la vie… même si, étonnamment, travailler moins n’est pas un souhait partagé par tous — le système est suffisamment pervers pour avoir fait des travailleurs ses agents, ce que les Américains appellent des workalcoholics, work addicts, des «drogués du travail».

 

Nous sommes devenus des toxicomanes non seulement de la consommation mais aussi du travail. Il y aurait pourtant beaucoup d’autres activités intelligentes possibles. Les sociétés humaines consacraient ainsi beaucoup de temps à la vie contemplative, qui était considérée comme supérieure à la vie active, productive : une vie de méditation, de réflexion, permettant de se retirer pour penser, rêver ; et même dans la vie active, il y a beaucoup mieux à faire que de travailler pour un patron quotidiennement, à heures fixes. On peut faire du bricolage, de la musique, de la danse, de la sculpture, de la peinture... ou de la politique — la démocratie a besoin que l’on consacre du temps à la lecture des textes, à la discussion, à la contradiction, au débat. Réduire le temps de travail est fondamental pour se réapproprier le temps.

 

Cette troisième voie, de la décroissance, est la seule qui nous permettra d’éviter l’éco-fascisme, l’éco-totalitarisme menaçant et de construire un futur agréable. Mais c’est une voie difficile. Dans mon livre Le Pari de la décroissance[7], j’entends le mot «pari» au sens pascalien du terme: même si l’on n’y croit pas, il faut le tenter; on n’a rien à perdre, tout à gagner. Je pars de l’idée que la nature humaine obéit fondamentalement à deux forces: une force d’attraction et une force d’impulsion. La force d’attraction, c’est «l’idéal»: même les plus fous aspirent, au plus profond d’eux-mêmes, à un monde meilleur — mais il est terriblement difficile de renoncer aux bonus, aux stock-options, à sa (toxico)-dépendance à la consommation (y compris de biens médiocres). La deuxième force est celle de la contrainte, de la menace, qui est en passe de prendre le dessus.

L’attraction vers l’idéal est de la responsabilité des partisans de la décroissance. C’est à eux qu’il appartient de faire désirer cette société d’abondance frugale; à eux d’en montrer la nécessité, la contrainte, l’urgence. Reste que, face à la masse des toxicodépendants, qui ne feront le choix d’une cure de détoxication qu’en cas de redoutable menace, se trouvent les trafiquants de drogue, c’est-à-dire les deux ou trois mille firmes transnationales qui dominent le monde — et ne renonceront pas. Et c'est là que la crise est importante: il faut qu’elle soit suffisamment forte et massive pour, sinon détruire leur puissance, du moins l’affaiblir considérablement. En ce sens, la faillite de General Motors est une bonne nouvelle. Et j’attends avec impatience celle de Monsanto!

Faire le pari de la décroissance, c’est faire celui que, dans des circonstances favorables à l’affaiblissement de ceux qui gouvernent le monde, les hommes préféreront la voie de la démocratie écologique plutôt que celle du suicide collectif. Mais ce n’est là qu’un pari.

 

MARS 2009

(verse le haut)


[1] J. Diamond, Jared, Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Collapse), Gallimard, «NRF Essais», 2006.

[2] A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations [1776] (nouv. trad.), Économica, 2000.

[3] Calculé par le géophysicien Marion King Hubbert dans les années quarante, le pic de Hubbert désigne le moment à partir duquel le niveau de ressources en pétrole engendre une réduction inéluctable de la production (courbe en cloche).

[4] Soleil vert (Soylent Green) est un film d’anticipation de Richard Fleischer (États-Unis, 1973), tiré du roman éponyme d’Harry Harrison [NdÉ].

[5] Serge Latouche fait allusion au journal La Décroissance dont le sous-titre est «Le journal de la joie de vivre».

[6] P. Viveret, Reconsidérer la richesse, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2004.

[7] S. Latouche, Le Pari de la décroissance  [2006], Fayard, 2010.