LA DECROISSANCE EST-ELLE UNE SOLUTION A LA CRISE?
Serge Latouche
Nous avons aujourd’hui l’extraordinaire
privilège d’assister en direct à rien de moins que l’effondrement de la
civilisation occidentale. Nous n’avons pas eu la chance de voir celui
des civilisations de l’île de Pâques et des Vikings du Groenland ni
celui de l’Empire romain, tous parfaitement décrits dans
Collapse[1], le livre culte —
par ailleurs très documenté — de l’américain Jared Diamond. Mais nous
vivons la chute de l’empire occidentalo-américain, qui ressemble
beaucoup à celle de l’Empire romain, à la différence que celle-ci s’est
déroulée sur plusieurs siècles alors que «notre» chute finale est
prédite pour la période 2030-2070.
En août 2007 est apparue – «enfin apparue»
disent les vieux marxistes – une crise qui, si elle fut immédiatement
classée par nos gouvernants comme étant «financière et américaine», n’a
pas manqué de s’aggraver, tout juste un an après. Avec la faillite de
Lehman Brothers, l’une des plus grandes banques mondiales, le 16
septembre 2008, il n’était plus possible de cacher que la crise était à
la fois mondiale, financière et économique. La situation de crise
n’était pas nouvelle. Elle était
écologique au moins depuis 1972 avec le premier rapport au Club de
Rome, sociale avec la fin du
fordisme et la première crise pétrolière en 1973-74, puis dans les
années 1980 la contre-révolution néo-libérale de l’époque
Reagan-Thatcher — où la société de consommation ne fonctionnait plus que
de façon fictive et virtuelle — et enfin
culturelle depuis mai1968.
Mais nous arrivons aujourd’hui à un moment où toutes ces crises se
télescopent pour former une crise anthropologique, voire carrément une
crise de civilisation.
Face à une crise de cette ampleur, il ne
suffit plus d’être économiste; et c’est sur une réflexion de Woody
Allen, l’un des plus grands philosophes de notre temps, que je
m’appuierai ici. «Nous sommes arrivés à la croisée de deux chemins, l’un
porte à la disparition de l’espèce, l’autre au désespoir total. J’espère
que l’humanité fera le bon choix», dit-il. Il nous faut prendre cela
très au sérieux. La première de ces voies a été celle d’une société de
croissance avec croissance, celle des Trente Glorieuses, dont on sait
qu’elle va «droit dans le mur» à force de dérèglement climatique, de
disparition des espèces, d’épuisement des ressources en énergies
fossiles, etc. Une première voie que nous avons sagement, et
heureusement, abandonnée depuis août 2007 pour entrer dans la seconde,
celle du désespoir; celle d’une société de croissance sans croissance,
en crise, en récession. Vaut-il mieux être désespéré que de disparaître?
C'est là un beau thème de réflexion pour un sujet de philosophie...
Il est important de parcourir ces deux
voies pour comprendre qu’il y en a peut-être une troisième: une voie
d’espoir, celle d’un autre monde possible, à savoir celle de la
décroissance. Pour comprendre les raisons qui font que cette troisième
voie serait possible, commençons par comprendre pourquoi nous semblons
coincés dans une impasse entre une société de croissance avec
croissance, qui aboutit à la disparition de l’espèce, et le monde
désespéré et terrifiant d’une société de croissance sans croissance.
La situation a beau être catastrophique, aucun changement réel n’est en
marche. Même les petits toilettages du Grenelle de l’environnement
(abandon des pesticides, création d’une taxe carbone) sont passés à la
trappe électorale. On en revient au bon logiciel de la croissance pure
et dure, de la relance des industries les plus polluantes: automobile,
bâtiment, agriculture productiviste. Pour sortir de cette logique, nous
avons à faire le parcours inverse: comprendre comment nous y sommes
entrés, décoloniser nos imaginaires, dégonfler la bulle spéculative du
grand récit triomphaliste de la croissance industrielle occidentale.
Tout commence au
xviiie siècle avec les débuts du capitalisme et de
l’économie politique, que nous situerons symboliquement à 1776, l’année
de parution de l’essai sur la richesse des nations d’Adam Smith[2], fondateur de
l’économie politique et référence essentielle des ultralibéraux.
Représentative du mouvement des Lumières, de la pensée éclairée du
xviiie siècle,
l’utopie libérale d’Adam Smith est celle de l’enrichissement de tous par
la libération des passions (y compris l’avidité, l’égoïsme et la
recherche de l’intérêt les plus sordides). Il affirme que, grâce au
merveilleux mécanisme de la «main invisible», le bonheur du plus grand
nombre sera assuré. C’est le slogan de la modernité: «le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre», que les économistes ont modélisé,
théorisé dans leur langue sacrée (l’anglais), allant jusqu’à devenir
poètes à force de métaphores, sous le nom de
trickle down effect.
La métaphore la plus usitée est celle de
la marée: quand la mer monte, tous les bateaux montent, les gros comme
les petits. Quand il y a croissance, tout le monde en profite: les
riches s’enrichissent, mais les pauvres aussi, un peu… Les pays riches
deviennent encore plus riches et développés, et les pays pauvres se
développent et s’enrichissent aussi, un peu... C'est le grand mythe
occidental de l’économie, de la croissance et du développement.
Mais au
xviiie siècle, à
l’heure où le capitalisme commence à se mettre en place, ce n’est encore
qu’un mythe. La réalité n’a rien à voir. Certes la bourgeoisie anglaise
s’enrichit (beaucoup), mais les peuples anglais, européens sont
prolétarisés. Les paysans sont chassés de leurs terres et viennent
s’agglutiner dans les banlieues insalubres de Liverpool ou Manchester.
Les artisans sont ruinés, constituant un immense prolétariat de
chômeurs, de clochards, de mendiants, de SDF, de travailleurs immigrés.
Les témoignages ne manquent pas, qui
dénoncent l’effroyable misère des débuts de l’industrialisation ignorée
par le schéma évolutionniste de la croissance illimitée, nous avons ceux
de Dickens, Marx et Engels. Marx évoquait ainsi les tisserands indiens
condamnés par le capitalisme, et dont les ossements (et ceux de leurs
immenses familles) blanchissaient les plaines du Gange! Pendant un
siècle, le songe d’Adam Smith a été un véritable cauchemar. Mais il
arrive que les utopies prennent corps: après un siècle, le système
capitaliste s’est transformé grâce à la voie thermo-industrielle, basée
sur les machines à feu comme la machine à vapeur qui permettent
l’utilisation des énergies fossiles.
L’extraordinaire puissance de la machine à
vapeur (qui fonctionne au charbon) permet une démultiplication de
l’effort et une augmentation importante de la production vers 1850. Marx
écrit alors que le capitalisme s’annonce comme une immense accumulation
de marchandises. Or, ces marchandises ne pouvant être toutes consommées,
le système connaît tous les dix ans une effroyable crise de
surproduction. Des millions de personnes sont licenciées, plus
brutalement encore qu’aujourd’hui; puis c’est la reprise, et, deux ou
trois ans après, le système repart pour une nouvelle décennie de
croissance.
Il a fallu attendre encore un autre siècle
pour que le mythe d’Adam Smith devienne réalité, et ce pour trente ans
(1945-1975). L’arme absolue est alors le moteur à explosion et son
carburant, le pétrole. Grâce à ces nouvelles mécaniques, chacun dispose
d’une énergie équivalant à celle de 50 à 150 esclaves (ce que seuls les
Romains les plus riches pouvaient s’offrir). Il faut savoir que trente
litres d’essence dans notre moteur équivalent au travail d’un ouvrier
pendant cinq ans (pour quelques dizaines d’euros!) C'est absolument
fabuleux mais ne peut avoir qu’un temps: nous sommes aujourd’hui arrivés
au pic de Hubbert[3].
La fête est finie depuis 1975, mais le
génie financier d’Alan Greenspan, président de la Banque centrale
américaine de 1987 à 2006, a réussi à prolonger de 30 ans, dans le
virtuel, l’illusion de la croissance. Si l’on note une croissance
continue du produit intérieur brut (pib)
par habitant aux États-Unis, même au-delà des Trente Glorieuses, ces
résultats ne tiennent pas compte de l’élévation des coûts de la
croissance: coûts de réparation (soins consécutifs aux effets néfastes
des pesticides, engrais, pollution de l’air, etc.) et coûts de
compensation (suicides au travail, consommation d’anxiolytiques et
d’antidépresseurs). Herman Daly a montré, qu’en soustrayant ces coûts
(en augmentation depuis 1972) au
pnb, l’indicateur de bien-être
qu’il appelle Genuine
Progress Indicator, stagne, puis diminue irrésistiblement.
La période des Trente Glorieuses est celle
dite de la société de consommation, d’opulence, basée sur la triade
«publicité, crédit et obsolescence programmée». La société de
consommation n’est pas celle du bien-être et du bonheur, mais celle de
la frustration. La publicité nous rend insatisfaits de ce que nous
avons: nous sommes amenés à désirer ce que nous n’avons pas et
consommons en conséquence. Le crédit nous en donne les moyens, parfois
au-delà de toute mesure comme le montrent les crédits
ninjna aux États-Unis (No
incom, No job, No asset — pas de
revenus, pas de travail, pas de patrimoine), qui ont conduit des
dizaines de millions d’Américains à s’endetter inconsidérément en
achetant des maisons individuelles. La spéculation était telle que la
plus-value des maisons ainsi achetées garantissait les remboursements.
Mais les économistes ne voulant pas comprendre que les arbres ne
poussent pas jusqu’au ciel, le système s’est écroulé en août 2008. Le
redémarrage ne sera cette fois pas de longue durée: la planète ne pourra
survivre à une nouvelle phase de forte croissance.
Le crédit a amené à la crise dite des
subprimes du nom des crédits
de refinancement accordés inconsidérément à des ménages insolvables,
mais à des taux usuraires. Ces créances à taux d’intérêt très élevés ont
été mélangées à d’autres crédits qui ne sont pas toxiques mais ont des
taux d’intérêt faibles, pour former des titres dits produits dérivés
très attrayants. Il en aurait été émis pour 600 000 milliards de
dollars, soit seize fois le produit de la planète! Et les quelques
milliers de milliards de dollars mis à disposition pour sauver les
banques ne sont qu’une goutte d’eau, c'est pourquoi il y aura très
certainement une nouvelle rechute beaucoup plus grave.
Dernier élément de cette triade:
l’obsolescence programmée de tous les produits, en particulier les
appareils électroménagers, qu’il est désormais plus cher de réparer que
de remplacer. Fabriqués en Chine par des gens sous-payés, ils sont jetés
à la moindre panne. C'est ainsi que, chaque mois, 800 bateaux partent
des États-Unis bourrés d’ordinateurs au rebut contenant des métaux
tantôt précieux, tantôt toxiques — dont l’exploitation a un prix humain
excessif (guerres au Congo). Au lieu d’être recyclés ces métaux qui
viendront prochainement à manquer vont polluer les nappes phréatiques et
engendrer des cancers chez les enfants au Nigéria, et au Ghana où ils
sont déchargés sauvagement.
Nous sommes pris dans une forme de
totalitarisme non pas dur comme dans l’Allemagne nazie ou en Union
soviétique, mais soft, dont
nous sommes tous complices, et qui nous amène tout droit à la sixième
extinction des espèces. Cette sixième extinction se distingue de la
cinquième qui a eu lieu il y a 65 millions d’années, et a vu la
disparition des brontosaures et des dinosaures, par un rythme très
accéléré (plusieurs milliers de fois plus rapide que la cinquième avec
150 à 200 espèces qui disparaissent chaque jour) et touche des acteurs
fondamentaux de la biodiversité, à l’instar des abeilles qui succombent
à l’effet des ondes magnétiques et des pesticides.
Heureusement — c’est une bonne nouvelle —,
la crise est là, qui vient ralentir notre consommation de pétrole (et
les pollutions qui lui sont associées). Elle nous accorde un délai
supplémentaire. «La décroissance, nous y sommes déjà et elle n’est pas
drôle», affirmait Pierre-Antoine Delhommais, chroniqueur économiste du
journal Le Monde. Or ce qui
n’est «pas drôle» — Delhommais aura été victime d’une confusion —, ce
n’est pas la décroissance, mais la récession, c’est-à-dire la situation
d’une société de croissance sans croissance; situation dont on sait
depuis Hannah Arendt qu’elle ne peut engendrer que du chômage, de la
pauvreté et des budgets publics exsangues (éducation, santé, culture).
Nous sommes aujourd’hui dans une situation
de croissance négative qui, à terme, ne sera gérable que par une
dictature. Dans certaines instances, (le club de Bilderberg, par
exemple), on pense que, si le niveau de vie des Américains n’est pas
négociable, il faudra en venir à réduire sérieusement la taille de
l’humanité. Pour maintenir ce niveau de vie sur la Terre dans son état
actuel, il faudrait éliminer les 9/10e de l’humanité. Sur les
500 millions de personnes restantes, il faudrait enfin en asservir 490
millions pour permettre aux 10 derniers millions de continuer à rouler
en 4x4, de brûler la chandelle par les deux bouts.
Faire fonctionner notre planète malade
avec le même logiciel de société de croissance, c’est-à-dire le système
capitaliste, ne sera possible qu’avec une nouvelle mutation sous forme
d’un éco-totalitarisme, d’un éco-fascisme, dont la science-fiction a
parfois donné des visions très réalistes, comme
Soleil vert[4].
Fort heureusement — le grand philosophe
Woody Allen est sans doute trop américain pour l’envisager —, une autre
possibilité existe, une échappatoire est possible: la société de
décroissance (à ne pas confondre avec la croissance négative). «La
décroissance» en tant que telle est un slogan; une décroissance
généralisée serait de fait une absurdité, une aberration masochiste.
Notre projet est au contraire de faire croître la joie de vivre[5]
au même titre que la qualité de l’eau, de l’air, de la vie animale ou
végétale; tout ce que la croissance élimine.
La croissance elle aussi est frappée
d’absurdité. Ainsi, si on la prolongeait à un taux de 2% par an pendant
2.000 ans, le produit serait multiplié par 160.000 millions de
milliards… C'est la conséquence de ce que mon ami Giorgio Ruffolo, qui
fut ministre italien de l’Environnement, appelait joliment «le
terrorisme des intérêts composés».
Les mathématiques sont terrifiantes, terroristes; et heureusement
que la réalité sociale ne leur obéit pas! Refaisons maintenant le calcul
avec un taux de croissance infime, quasi-inexistant, de 7/1000e:
sur 2.000 ans, le produit serait multiplié par un million — ce qui est
déjà délirant —, et il doublerait sur un siècle. La planète ne pourrait
pas le supporter. Nous vivons sur une planète limitée de 55 milliards
d’hectares, qui ne sont pas tous bio-productifs, et dépassons déjà de
50 % la capacité de régénération de la biosphère: cette situation ne
peut pas durer.
Il nous faut sortir de la société de
croissance et créer une société de
l’a-croissance. Il s’agit de sortir de la religion de la croissance,
de devenir des agnostiques de ce progrès illimité, des athées de la
religion économique et de l’économie politique, pour retrouver un
système soutenable; une société «d’abondance frugale» où les gens,
sachant limiter leurs besoins, pourraient les satisfaire largement.
«Abondance», parce que nous aurions plus de biens que nécessaire pour
satisfaire nos besoins; «frugale», parce que la satisfaction
s’obtiendrait non par une fuite en avant dans la consommation mais par
l’autolimitation des besoins.
Tout ceci suppose de produire autrement et
surtout de partager autrement. Gandhi disait: «La planète est assez
grande et assez féconde pour satisfaire les besoins de tous mais elle
sera toujours trop petite pour satisfaire l’avidité de quelques-uns». Il
nous faut revenir aux fondamentaux du socialisme: partager plus
équitablement un gâteau moins toxique.
Il n’y a pas de recette. La «société de
décroissance» n’est pas une alternative, un modèle clé en main, un
nouvel organisme international composé d’experts; il n’y aura pas de
Fonds international des décroissants en remplacement du
fmi. La société de décroissance est une matrice
d’alternatives; elle ne se fera pas de la même façon au Texas et au
Chiapas. Quand sera soulevée la chape de plomb de l’impérialisme
économique se rouvrira l’histoire de la diversité culturelle. Car chaque
peuple, chaque culture est en droit de trouver sa propre voie pour
réaliser une société d’abondance frugale. L’espace est rouvert à la
politique, à l’histoire; c’est aux hommes de prendre leur destin en
main.
Les Lumières avaient le (très beau) projet
d’émanciper l’humanité. Mais une fois tombée dans la trappe de
l’économie, la société des hommes fut soumise à la dictature des marchés
financiers. La Grèce, à qui l’on doit l’invention de la démocratie, est
ainsi condamnée aujourd’hui à passer sous les fourches caudines des
escrocs de la Banque centrale européenne. En dépit de leur vote
socialiste, les Grecs sont — totale trahison — condamnés à une
effroyable austérité. Comme eux, nous sommes tous soumis à la dictature
de la main invisible. Alors que, sous l’Ancien Régime, nous pouvions
couper la tête au roi, nous ne savons comment nous y prendre avec la
Bourse. Comment chasser une main par définition «invisible»?
Le programme de la décroissance vise à
nous réapproprier notre destin, à refaire de la politique, à prendre en
main notre avenir, en un mot à décider. Que produire? Du nucléaire? Des
biotechnologies? Comment produire? A l’heure actuelle, nous ne sommes
pas consultés; tout est décidé pour nous, sans nous.
Il n’y a pas de modèle donné pour les
projets de construction de sociétés d’abondance frugale, mais tous
obéissent à l’impératif de rompre avec la logique de la croissance. Le
projet se situe à deux niveaux: celui, d’abord, de la conception,
c’est-à-dire l’utopie concrète, la ligne d’horizon, l’objectif fixé,
puis, dans un deuxième temps, celui de la réalisation, de la mise en
œuvre.
Sur l’utopie concrète de ce que devrait,
pourrait être une société de décroissance, nous pouvons donner des
indications «en négatif». La réalisation dépend bien sûr du lieu, du
contexte: nous sommes condamnés à être très limités, et ce peut être un
projet pour un État, une région, une ville ou un quartier. Mais quelle
que soit sa localisation, le projet politique est forcément
révolutionnaire: il s’agit
d’une rupture avec la logique de la société de croissance et sa
pesanteur; et sa réalisation est nécessairement
réformatrice: elle passe localement par une série de modifications
concrètes de certains types de fonctionnement.
Dans les années soixante, mes bons
maîtres, économistes, se gargarisaient des «cercles vertueux de la
croissance» avec des gains de productivité permettant d’augmenter les
profits, les salaires, les impôts. Mais c’était oublier deux grands
perdants. La nature d’une part: le dérèglement climatique d’aujourd’hui
est le résultat des combustions d’hier (il faut 50 à 70 ans pour que le
dioxyde de carbone se dissipe dans la stratosphère); et les pays du Sud
d’autre part, qui sont passés de la pauvreté à la misère, et se sont
enfoncés dans le sous-développement. Mais j’ai gardé la nostalgie de
cette idée de cercles «vertueux» c’est-à-dire d’interactions positives,
heureuses, entre différentes actions, différentes étapes.
Comment penser une société de décroissance
soutenable, souhaitable? Une société de non-croissance, de sobriété
choisie, volontaire et néanmoins joyeuse ou heureuse? Comment la
concevoir «en négatif» par rapport à la société de croissance?
Parmi les premiers axes fondamentaux de ce
changement de société figure l’ordre des valeurs. La société de
croissance repose sur la guerre économique généralisée, l’égoïsme sacré,
la recherche du profit maximum, la destruction sans limites de la
nature; il faut réintroduire «un peu de douceur dans ce monde de brutes»
en y développant la coopération, l’altruisme, le sens de l’humain et le
respect de la nature — condamnés à vivre dans la nature, nous devons
nous comporter comme des jardiniers, non comme des prédateurs.
Et si nous changeons les valeurs, nous
serons amenés à changer les concepts avec lesquels est appréhendée la
réalité; à «reconsidérer la richesse» comme le dit Patrick Viveret[6], mais aussi la
pauvreté qui, bien que longtemps vécue comme vertueuse (sous le nom de
«frugalité»), est devenue indigne, transformée par l’économie en misère
matérielle et morale. Il nous faut développer d’autres conceptions de la
richesse que l’accumulation illimitée, d’autres types de richesses
qu’économiques, et remettre en question le couple infernal de la rareté
et de l’abondance, fondateur de l’économie.
La rareté n’est pas une donnée de la
nature, qui est féconde, mais une construction sociale. Monsanto va
ainsi jusqu’à «exproprier» la nature, s’approprier l’extraordinaire
fécondité des espèces et la transformer en profit en vendant aux paysans
des espèces génétiquement modifiées, aux semences non-reproductibles.
La rareté commence au
xvie siècle avec
les «enclosures», c’est-à-dire l’appropriation et la clôture des prés
communaux, qui viennent mettre un terme au traditionnel droit de
pâturage. Alors que les propriétaires terriens avaient jusque-là
obligation de laisser paître le bétail librement dans leurs champs après
les récoltes, ils privèrent, en clôturant leurs champs, les plus pauvres
(aux éleveurs sans terres) de leurs moyens de survie. Ce mouvement des
enclosures fut en Angleterre une véritable catastrophe pour les pauvres,
et une aubaine pour les riches qui ne firent que s’enrichir encore plus.
L’appropriation du vivant est encore en marche: celle des espèces, du
corps humain. La réalisation des profits n’a ni éthique ni limite et
c'est pourquoi il est très important de lutter contre les OGM. C'est une
autre forme de bataille contre les enclosures.
Remettre en cause les concepts, changer
les valeurs équivaut à changer le logiciel, le
software. Ce à quoi doit correspondre un changement de l’hardware,
en l’occurrence du système et des rapports de production. Il faut
produire autre chose autrement, ce qui implique une immense reconversion
du système et pose la question de la sortie du capitalisme. Croissance
et capitalisme sont synonymes. «Accumuler, accumuler, c’est la loi et
les prophètes», a dit Marx. L’accumulation du capital est l’essence du
capitalisme, or elle n’est rien d’autre que l’appellation marxiste de la
croissance. Et c'est parce que l’Union soviétique n’a pas renoncé à
l’accumulation du capital qu’elle n’est jamais vraiment sortie du
capitalisme.
Il n’y a pas de recette miracle, et l’idée
n’est pas de supprimer la propriété privée des biens de production.
L’important est de sortir de l’esprit du capitalisme; de faire une
révolution culturelle. Il faut aller dans ce sens, conserver ce cap. Une
telle restructuration permettra une redistribution entre le Nord et le
Sud et entre les générations des richesses, de l’empreinte écologique,
de la terre, du travail.
L’une des formes possibles de cette
«révolution» — qui intègre la plupart de ces changements — est la
«relocalisation», l’antimondialisation. La mondialisation est un
extraordinaire déménagement planétaire: des milliers de camions se
croisent ainsi sous le tunnel du Mont-Blanc, les uns transportant de
l’eau San Pellegrino vers la France, les autres de l’eau d’Évian vers
l’Italie. Pire: on envisage encore le doublement des flux pour 2020 — ce
qui ne peut se faire sans détruire des territoires, créer de nouvelles
autoroutes, de nouvelles lignes de TGV. C'est le délire absolu avec, à
la clé, la destruction de la planète. Pour contrecarrer ce déménagement
planétaire, il faut relocaliser. La solution est dans la réintroduction
des monnaies locales et la reterritorialisation à la fois de l’économie,
de la politique et de la culture. Mais aller à contrecourant de la
déterritorialisation accélérée à laquelle nous assistons est un vaste
chantier.
Le défi est de réduire l’empreinte
écologique, les déchets, les transports, la surconsommation, le
gaspillage, la consommation énergétique, la publicité et, surtout, de
réduire les horaires de travail. Je m’inscris en faux contre ce slogan
qui fit florès en 2007: «travailler plus pour gagner plus». C'est une
escroquerie que tous les économistes auraient dû dénoncer. Une
augmentation de l’offre de travail dans une société en récession (où la
demande de travail stagne, voire diminue) ne peut en effet conduire qu’à
un effondrement du prix du travail, à savoir le salaire. Et c’est bien
ce à quoi nous avons assisté.
Le slogan des décroissants pourrait être:
«travailler moins pour gagner plus», mais surtout «travailler moins pour
travailler tous», ce qui était le programme (malheureusement abandonné)
des socialistes en 1981. Ils ont manqué d’audace: il fallait transformer
les gains de productivité en réduction du temps de travail (à quinze ou
vingt heures) et non en augmentation de production de gadgets. Nous,
décroissants, allons encore plus loin: «travailler moins pour vivre
mieux» c’est-à-dire retrouver les dimensions écrasées de la vie… même
si, étonnamment, travailler moins n’est pas un souhait partagé par tous
— le système est suffisamment pervers pour avoir fait des travailleurs
ses agents, ce que les Américains appellent des
workalcoholics,
work addicts, des «drogués du travail».
Nous sommes devenus des toxicomanes non
seulement de la consommation mais aussi du travail. Il y aurait pourtant
beaucoup d’autres activités intelligentes possibles. Les sociétés
humaines consacraient ainsi beaucoup de temps à la vie contemplative,
qui était considérée comme supérieure à la vie active, productive : une
vie de méditation, de réflexion, permettant de se retirer pour penser,
rêver ; et même dans la vie active, il y a beaucoup mieux à faire que de
travailler pour un patron quotidiennement, à heures fixes. On peut faire
du bricolage, de la musique, de la danse, de la sculpture, de la
peinture... ou de la politique — la démocratie a besoin que l’on
consacre du temps à la lecture des textes, à la discussion, à la
contradiction, au débat. Réduire le temps de travail est fondamental
pour se réapproprier le temps.
Cette troisième voie, de la décroissance,
est la seule qui nous permettra d’éviter l’éco-fascisme,
l’éco-totalitarisme menaçant et de construire un futur agréable. Mais
c’est une voie difficile. Dans mon livre
Le Pari de la décroissance[7],
j’entends le mot «pari» au sens pascalien du terme: même si l’on n’y
croit pas, il faut le tenter; on n’a rien à perdre, tout à gagner. Je
pars de l’idée que la nature humaine obéit fondamentalement à deux
forces: une force d’attraction et une force d’impulsion. La force
d’attraction, c’est «l’idéal»: même les plus fous aspirent, au plus
profond d’eux-mêmes, à un monde meilleur — mais il est terriblement
difficile de renoncer aux bonus, aux stock-options, à sa
(toxico)-dépendance à la consommation (y compris de biens médiocres). La
deuxième force est celle de la contrainte, de la menace, qui est en
passe de prendre le dessus.
L’attraction vers l’idéal est de la
responsabilité des partisans de la décroissance. C’est à eux qu’il
appartient de faire désirer cette société d’abondance frugale; à eux
d’en montrer la nécessité, la contrainte, l’urgence. Reste que, face à
la masse des toxicodépendants, qui ne feront le choix d’une cure de
détoxication qu’en cas de redoutable menace, se trouvent les trafiquants
de drogue, c’est-à-dire les deux ou trois mille firmes transnationales
qui dominent le monde — et ne renonceront pas. Et c'est là que la crise
est importante: il faut qu’elle soit suffisamment forte et massive pour,
sinon détruire leur puissance, du moins l’affaiblir considérablement. En
ce sens, la faillite de General Motors est une bonne nouvelle. Et
j’attends avec impatience celle de Monsanto!
Faire le pari de la décroissance, c’est
faire celui que, dans des circonstances favorables à l’affaiblissement
de ceux qui gouvernent le monde, les hommes préféreront la voie de la
démocratie écologique plutôt que celle du suicide collectif. Mais ce
n’est là qu’un pari.
MARS 2009
[1]
J.
Diamond, Jared,
Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition
ou de leur survie (Collapse),
Gallimard, «NRF Essais», 2006.
[2]
A. Smith, Recherche sur la
nature et les causes de la richesse des nations [1776]
(nouv. trad.), Économica, 2000.
[3]
Calculé par le géophysicien Marion King Hubbert dans les années
quarante, le pic de Hubbert désigne le moment à partir duquel le
niveau de ressources en pétrole engendre une réduction
inéluctable de la production (courbe en cloche).
[4]
Soleil vert (Soylent Green)
est un film d’anticipation de Richard Fleischer (États-Unis,
1973), tiré du roman éponyme d’Harry Harrison [NdÉ].
[5]
Serge Latouche fait allusion au journal
La Décroissance dont
le sous-titre est «Le journal de la joie de vivre».
[6]
P. Viveret, Reconsidérer
la richesse, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2004.
[7]
S. Latouche, Le Pari de la
décroissance [2006],
Fayard, 2010.